Annie Ernaux

Annie Ernaux, un auteur dont je me sens très proche et qui a exprimé d'une façon exceptionnelle, à travers ses livres, les contradictions de la femme, ses errances, sa fragilité. A travers sa propre histoire, surtout ...



Début mars, la Médiathèque du Mans l'avait invitée pour une rencontre avec ses lecteurs suivie d'une séance de dédicace de son dernier roman "les Années". J'étais là, bien sûr, mais sans mon livre. Je voulais juste l'écouter. Elle est arrivée, souriante mais un peu hésitante aussi. Trop de monde, sans doute. Elle avait même l'air apeuré, au début. Puis elle a commencé à répondre aux questions du public avec le sourire et très posément. J'ai été frappée par sa grande douceur.
De ses livres, tous très différents les uns des autres, j'ai aimé surtout "la Place" dont la force était ce style dépouillé à l'extrême. Des mots percutants, essentiels, pour évoquer la vie de son père disparu. Bouleversant. (Prix Renaudot 1984)
"Les Années", le dernier, c'est un panorama très détaillé des soixante dernières années, derrière lequel se dessine sa propre histoire. Des images par milliers, pleines d'émotion ...
Très classique, par contre, "la Femme gelée", récit de son enfance normande et de ses premières années d'épouse et de mère. J'ai retrouvé un extrait où elle raconte comment sa mère lui a fait aimer la lecture :

"On regardait ensemble la devanture du libraire de la Place des Belges, parfois elle proposait "veux-tu que je t'en achète un ?". Pareil qu'à la pâtisserie, devant les meringues et les nougatines, le même appétit, la même impression aussi que c'était pas très raisonnable. "Dis, ça te ferait plaisir ?". C'est le libraire forcément qui conseillait, choisissait, la seule différence avec les gâteux, à part Delly et Daphné du Maurier, elle n'était pas calée ...
..... Parmi toutes les raisons que j'avais de vouloir grandir, il y avait celle d'avoir le droit de lire tous les livres. Bovaries de quartier, bonnes femmes aux yeux fermés sur des rêves à la con, toutes les femmes ont le cerveau romanesque, c'est prouvé, qu'est-ce qu'ils ont tous, cette hargne, même mon père, et lui, quand il me verra le soir assise sans rien faire, qu'est-ce que tu fous, à rêver à trois fois rien ? Les copies à corriger, le petit qu'il faut coucher, à peine le temps de lire cinq minutes avant de dormir. Comment rêver encore ? C'est vrai que j'ai eu honte, je croyais me laisser aller si je n'étais pas "active".
Non, ma mère ne confondait pas sa boutique et les rivages de Californie, le feuilleton glissé sous le linge à repasser au coup de sonnette ne l'empêchait pas de calculer ses pourcentages. Je sais que tout à l'heure il faudra traquer ces jeunes filles douces et bien élevées de La Vie en fleurs, les Brigitte en vingt volumes, à suivre, toutes les esclave ou reine dont l'histoire commence à dix-huit ans et se termine au mariage à vingt, même ma Scarlett indéfendable avec sa batterie de robes et d'amoureux. Et à l'autre bout, ces lourds témoignages, vécus, en grosses lettres, de Confidences, femmes mariées malheureuses, filles séduites abandonnées, la grosse chaîne d'un désatre féminin, fatal, qui me fascine terriblement vers dix ans. Lectures pour femmes, c'est peut-être à cause d'elles, cette idée bizarre de la vie réussie ou finie à vingt ans que je serai si molle à la terrasse du Montaigne et la suite. Non. Je crois la façon qu'ont les gens de vous regarder plus forte que tous les bouquins, et je la hais, l'injure masculine "tu fais du roman, tu as trop d'imagination ma pauvre fille", prétexte à cacher toutes les entourloupettes, les rendez-vous manqués, "non, je t'assure que tu as vraiment trop d'imagination".

J'ai terminé "Les années" avant hier et je laissais décanter un peu...le plaisir que j'avais ressenti en le lisant....Annie Ernaux est un auteur(e) qui ne me déçoit jamais...

...dans ce livre, elle est un peu comme une grande soeur que nous aurions et qui retrace merveilleusement bien, les années qui nous ont précédés ( enfin, en ce qui me concerne)...je m'y retrouve et tout le charme est là...car jusqu'en 68, peu de choses ont changé...les mots, expressions des anciens...puis l'évolution de la société...le triste constat des années qui ont suivies...

A près de 70 ans, après un cancer, elle regarde derrière elle toutes ces années et c'est joliment écrit!

...et ce n'est pas que pour les femmes...tout le monde peut s'y retrouver

Un monument, ce livre ... On se demande si elle a pris des notes tout au long de ces 68 années. Il y a tellement de détails, tellement d'images ... On dirait qu'elle a tout vu, tout enregistré dans sa mémoire ! Un vrai phénomène ...
Et son regard sur la vie est toujours chargé de tendresse, comme dans les livres où elle raconte ses parents, son enfance, la vie des gens simples. Tout ce qu'elle écrit me touche infiniment, même ses récits qu'on qualifie d'impudiques ...

On pourrait tout souligner au stabilo si on voulait...ce qui m'a le plus émue, ce sont ces phrases du passé, qu'on oublie faute d'être entretenues...alors oui, comment a-t-elle fait pour tout ressortir?

Quelques unes m'ont attendries...

"...saucer l'assiette si soigneusement qu'elle pourrait être rangée sans lavage..."

"...se relever en décollant d'une main rapide la jupe restée dans les fesses..."

"...des genoux et des cuisses coinçant le moulin à café..."

"...la poule qu'il faut égorger dont le sang goutte dans la cuvette..."

"...le silence était au fond des choses et le vélo mesurait la vitesse de la vie..."

"...on avait le temps de désirer les choses...leur possession ne décevait pas..."

A lire absolument!

Tout au long du livre, elle parle d'elle à la troisième personne :

" ... ce qui compte pour elle, c'est au contraire de saisir cette durée qui constitue son passage sur la terre à une époque donnée, ce temps qui l'a traversée, ce monde qu'elle a enregistré rien qu'en vivant .....
...... Ce sera un récit glissant, dans un imparfait continu, absolu, dévorant le présent au fur et à mesure jusqu'à la dernière image d'une vie ...."

En tout cas elle est en tête des ventes elle aussi!
Un livre pour dames mais cela me rappelle plein de souvenirs.. Envie de le lire!