Extrait de l'article paru dans Le Point
« Il y a aussi une crise de l'offre »
Patrick Zelnik, 56 ans, PDG de Naïve et président de l'Upfi (Union des producteurs français indépendants), ne vit pas pareillement cette crise. Et pour cause, son chiffre d'affaires est en nette augmentation grâce à une politique axée sur le développement à long terme de nouveaux talents et surtout à Carla Bruni, qui a vendu plus d'un million d'exemplaires de son premier album, enregistré de façon quasi artisanale, donc très bon marché. « Pour nous, confirme-t-il, ce n'est pas vraiment la crise, mais ce n'est pas facile pour une entreprise indépendante comme Naïve dans l'environnement actuel. Il n'y a pas de crise de la musique, il y a une crise du support CD. Il y a aussi une crise de l'offre, car la demande de musique n'a jamais été aussi forte. »
Ce qui est proposé au consommateur par les maisons de disques est, selon lui, généralement décevant et de médiocre qualité. Pour qu'un album soit vraiment rentable, il faut pouvoir en extraire trois singles. On peut donc être sûr que trois titres auront été peaufinés, mais, souvent, le reste du CD n'est que du remplissage. Elvis Costello aime à dire qu'on peut juger la valeur d'un album sur son quatrième titre, les trois premiers ayant été mis en avant pour les bornes d'écoute des magasins. « La véritable cause de la crise, poursuit Zelnik, n'est pas la piraterie. La piraterie est à la fois une cause et une conséquence. C'est une cause parce que c'est une concurrence déloyale et illégale, c'est une conséquence parce que, si les jeunes se tournent vers la consommation gratuite de musique, c'est qu'ils ont une frustration par rapport à l'offre "légitime". Mais il faut surtout accuser la concentration, qui a pour effet immédiat l'appauvrissement de l'offre et la banalisation du produit. La standardisation du disque, l'application de techniques marketing de grande consommation uniformes ont fait du disque un produit industriel plus que culturel. On a oublié que le consommateur de disques n'est pas un consommateur comme les autres. C'est quelqu'un qui aime découvrir, c'est quelqu'un qui n'aime pas se faire avoir. » Allusion transparente aux majors, contre lesquelles il se bat depuis qu'il a quitté la direction de Virgin France pour cause de désaccord avec la politique mondiale adoptée.
Mais pourquoi le catalogue s'appauvrit-il ? Une raison, une seule : la politique à court terme des majors. « Les PDG des majors sont en général nommés pour trois ans (*), dit Thierry Chassagne, PDG d'Up Music, label indépendant mais distribué et hébergé par Warner. Ils dirigent des filiales et ne pensent qu'à ce qu'ils doivent renvoyer comme profits immédiats à la maison mère. Laquelle maison, sans états d'âme, place la barre un peu plus haut chaque année, interdisant ainsi aux PDG de voir à long terme. » « Cela ne les intéresse pas de signer un artiste qui marchera dans cinq ans, ajoute un directeur artistique, ils savent qu'ils ne seront plus là. Il faut du résultat instantané. C'est périssable, médiocre ? Peu importe, du moment que ça rapporte tout de suite. Il faut du cash, du cash, du cash, pas des promesses.» L'artistique a perdu le pouvoir au profit du marketing, qui n'a qu'une obsession, la rentabilité, et sans délai. Les méthodes sont devenues brutales. L'affectif n'existe plus. L'oeuvre passée, le talent et la notoriété d'un artiste ne pèsent plus rien dans la balance, et nombreux sont ceux à qui on ne renouvelle pas leur contrat quand celui-ci arrive à expiration. Malgré une carrière jalonnée de succès, Alain Chamfort est resté deux ans sans maison de disques parce que ses derniers enregistrements n'avaient pas bien marché. Idem pour David Bowie, sèchement remercié par sa précédente maison de disques et récupéré par Sony.
Et la télévision n'a rien arrangé, au contraire. Il fallait autrefois plusieurs années pour développer un artiste ; aujourd'hui, en quelques semaines de prime times affligeants de vulgarité et d'inintérêt artistique, on fait naître des vedettes qui vont, l'espace d'une saison, vendre beaucoup de disques. Et disparaître. « Le phénomène de la téléréalité est en train de se tasser, remarque cependant Thierry Chassagne. On peut berner le consommateur, mais pas trop longtemps. Par exemple, tous les singles de la "Star Ac'" étaient entrés n°1 au top, mais le dernier n'est entré que 3e malgré le matraquage habituel. Cela dit, la "Star Ac'" n'a pris la place d'aucune autre émission de musique. "Trafic" est une très bonne émission, mais regardez le sommaire du dernier : David Bowie, Blur, Air et Françoise Hardy. Où sont les nouveaux artistes ? La diversité culturelle passe aussi par l'exposition. Les maisons de disques ne sont rien d'autre que des passe-plats entre l'artiste et son public potentiel. Mais les médias doivent jouer leur rôle de découvreur et ne pas diffuser uniquement des artistes confirmés. »
Trouvé sur comlive.